Jordi Bernado – Jordi Colomer – Anna Ferrer – Anna Malagrida – Manel Margalef – Perejaume – Xavier Ribas

L’espace est un motif permanent de recherche pour les artistes. Le projet de présenter une série de travaux qui évoquent ce thème semble à première vue redondant, mais l’intention était de réunir des œuvres d’artistes pour qui l’espace environnant serait abordé dans sa relation à l’espace intime. Dans un certain sens, Des espaces fragiles pourrait s’apparenter à un catalogue où sont exposés divers points de vue sur l’espace.

Espaces Fragiles

Exposition présentées par Chantal Grande.

Ce que nous savons sur l’espace nous sert en général peu à le comprendre en tant qu’entité réelle.
Laszlo Moholy-Nagy

Toutes les pratiques de l’image passent par le besoin de délimiter l’espace. Sans cette délimitation, il ne reste plus que l’immensité, comme le suggère Gaston Bachelard dans la poétique de l’espace : “l’immensité est, pourrait-on dire, une catégorie philosophique du rêve […] dans l’âme détendue qui médite et rêve, une immensité semble attendre les images de l’immensité. L’esprit voit et revoit des objets. L’âme trouve dans un objet le berceau de son immensité. Nous en aurons différentes preuves si nous suivons les rêves qui s’ouvrent, dans l’âme de Baudelaire, sous le signe unique du mot vaste, l’un des termes les plus baudelairiens, le mot qui, pour le poète, signale le plus naturellement l’infinitude de l’espace intime1.” L’espace matériel, celui qui nous environne, n’est pas le seul à exister, suggère l’auteur, il faut également prendre en considération l’espace intime, l’espace de la projection de soi, l’espace imaginaire, tous assimilés à l’espace de la poésie.
L’espace n’est pas un concept facile. Il revêt tellement de signification que nous n’avons pas d’autre solution que d’accepter ses interprétations multiples. Son sens a ceci de particulier qu’il se transforme selon notre connaissance du monde et s’adapte aux visions qui modèlent l’histoire. Dans son anthologie d’essais intitulée Poétiques de l’espace, Steve Yates démontre qu’au fil de l’histoire la reformulation des conventions de la représentation spatiale dans les arts visuels repose autant sur les avancées techniques et technologiques que sur une pensée visuelle qui manifeste diverses façons d’exister dans un espace. L’auteur ajoute : “ces changements et bien d’autres qui s’avèrent importants dans les arts visuels allèrent de pair avec les révolutions vécues dans d’autres domaines comme, par exemple, les mathématiques, la littérature, la philosophie et la science. À côté d’autres formes d’art, les photographes traçaient, peu à peu, leur propre trajectoire de modernité2”. L’invention de la photographie, faut-il le rappeler, a eu des incidences certaines sur les manières de mettre le monde en espace. Elle y a ménagé de nouveaux points de vue déterminés par sa façon si singulière de délimiter l’espace, nous obligeant à le regarder autrement. Nous décelons également, dans les travaux et essais visuels des artistes ici présentés, cette volonté de nous faire voir l’espace dans lequel nous vivons et circulons, en y inventant de nouveaux rapports ou en y portant un regard critique. La relation de l’individu à son habitat a fait l’objet de plusieurs études, elle a été traitée dans ses multiples facettes — documentaire, anthropologique, sociale, esthétique, etc. — mais elle se renouvelle de façon cyclique suivant les changements sociaux et culturels qui marquent la transformation de nos rapports aux espaces.
Il nous faut ajouter qu’à ces espaces publics et sociaux que montrent les œuvres de cette exposition se superposent les espaces intimes de ceux qui les produisent. C’est ce que suggère Borges dans l’épilogue de El Hacedor : “Un homme se propose la tâche de dessiner le monde. Au fil des ans, il peuple un espace d’images de provinces, de règnes, de montagnes, de baies, de vaisseaux, d’îles, de poissons, de maisons, d’instruments, d’astres, de chevaux et de personnes. Peu avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son visage3.” Ce portrait finement décrit par Borges nous permet d’entrevoir cette superposition constante de l’espace extérieur à l’espace que nous projetons de nous. Les artistes présentés explorent également les concepts d’espace social, urbain ou culturel, de manière tangible ou métaphorique, de façon à produire leurs propres espaces imaginés ou simplement pour montrer comment ces espaces, ceux de la ville ou de l’habitat, agissent sur nous.
L’espace est un motif permanent de recherche pour les artistes. Le projet de présenter une série de travaux qui évoquent ce thème semble à première vue redondant, mais l’intention était de réunir des œuvres d’artistes pour qui l’espace environnant serait abordé dans sa relation à l’espace intime. Dans un certain sens, Des espaces fragiles pourrait s’apparenter à un catalogue où sont exposés divers points de vue sur l’espace. Ce projet se distingue toutefois de la vaste entreprise de Georges Perec en ce qu’il ne propose pas des descriptions exhaustives et détaillées d’espaces, mais il s’inspire d’elle en permettant de comprendre certaines expériences de l’espace et d’y chercher les codes, les langages, les relations essentielles à la compréhension de ce qui, autrement, ne serait qu’immensité.

Chantal Grande
Commissaire de l’exposition
1. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris,
Presses universitaires de France, 1957
2. Steve Yates, Poetics of Space. A Critical Anthology,
Albuquerque, University of New Mexico Press, 1995
3. Jorge Luis Borges, El Hacedor, Madrid,
Alianza Editorial, 1998

 

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